L’EXCEPTION ET LA RÈGLE *
On vient souvent à nos permanences nous demander de l’aide pour remplir un dossier « DALO » (Droit Au Logement Opposable) qu’il faut ensuite adresser à la Commission de Médiation de la Préfecture de Nanterre. Les personnes sont généralement orientées vers nous par des employés de l’Administration (travailleurs sociaux, employés de Mairie…) qui ne disposent pas des heures nécessaires pour rassembler les pièces demandées et remplir les nombreuses cases du dossier, surtout lorsqu’il s’agit d’étrangers. En ces temps où l’on « fait du chiffre », il est difficile d’établir un bilan.
M. et Mme Y, Sri-lankais, sont en France depuis 12 ans. Ils sont 3 enfants de 16, 13 et 12 ans, travaillent tous deux avec un Contrat à durée indéterminée, et demeurent dans un logement de 55 m2 très insalubre. Ils ont fait une demande de logement social auprès de la Mairie qu’ils ont renouvelée chaque année depuis 10 ans. Le 1er mars 2010 ils viennent nous demander de les aider à remplir un dossier DALO, reçoivent un accusé de réception le 29 mars, et le 8 septembre ils sont reconnus comme devant être logés d’urgence par la Commission. Depuis, plus rien. Pendant ce temps, le 10 mai 2010, le Logement Français, bailleur social, leur avait proposé, comme à 2 autres demandeurs, un logement pour 760 euros par mois charges comprises .Ils avaient 4 jours pour l’accepter, ce qu’ils ont fait, mais le 17 juin on leur a appris qu’ils n’avaient pas été jugés prioritaires. Une seconde proposition leur est faite le 10 octobre (rappel : ils doivent être logés d’urgence depuis le 8 septembre), le loyer cette fois est de 982 euros. Ils acceptent tout en demandant, sur nos conseils, une allocation pour le logement (APL). Mais le 4 novembre ce nouveau logement leur est refusé. Ils reviennent nous voir le 21 janvier 2011 et nous rédigeons avec eux un rappel à la Commission de Médiation. Nous alertons en même temps le Maire et le Député qui, début mars, nous informent de leurs interventions. Le 22 mars nous recevons à la permanence de VU un appel du secrétariat de Mme Bachelot, ministre des solidarités et de la cohésion sociale, nous demandant la totalité du dossier dont nous rassemblons toutes les pièces que nous envoyons le 30 mars. La famille est enfin logée décemment pour 500 euros par mois. S’agit-il d’un DALO « réussi » ?
M. et Mme Z, Maliens, sont arrivés en France en 1992 . Quand ils viennent à VU, en août 2008, ils ont 4 enfants de 2, 4, 6 et 8 ans. Ils vivent à six dans un logement insalubre de 18 m2 qui leur avait été loué par un lointain cousin, mais ils ont découvert en 2000 qu’il s’agissait d’un squat et le cousin a disparu. Ils ont déposé en 2000 une demande de logement locatif social, demande renouvelée chaque année. Nous les aidons à remplir un Dossier DALO, non sans avoir pris les avis (contradictoires) de deux conseillers juridiques de la Maison de la justice de la commune. Figure dans ce dossier l’avis du Service communal d’Hygiène et de Santé (« surpopulation, saturnisme, logement non-décent, famille en danger»). Après plusieurs va-et-vient avec la Commission (demande faite au nom du couple alors qu’elle doit être faite au nom d’une seule personne, photo pas assez claire, document déjà fourni mais cependant réclamé) la demande est enfin enregistrée le 12 mai 2009. En juillet, la situation de la famille nous paraissant catastrophique nous écrivons au Maire et au Préfet. Madame Z vient nous revoir en janvier 2010 pour nous dire qu’elle n’a pas reçu de réponse de la Commission, ce qui signifie le rejet de la demande, 6 mois s’étant écoulés depuis l’enregistrement. Les enfants sont en mauvaise santé, l’aîné fait des fugues. Madame Z avait 2 mois pour faire appel devant le tribunal administratif. Le délai étant dépassé nous l’accompagnons à l’Association Droit au Logement (DAL) où une avocate tente une première démarche puis nous conseille…de remplir un nouveau dossier DALO, ce que nous aidons Mme Z à faire le 22 mars 2010, dossier qui lui est retourné parce que la photocopie d’un titre de séjour n’est pas assez lisible. Nous alertons de nouveau les services municipaux qui accusent aussitôt réception. L’assistante sociale du Centre médico-pédagogique municipal et celle de l’hôpital de jour où l’aîné est soigné écrivent au Préfet. En février 2011 Madame Z nous apprend qu’elle avait reçu en octobre 2010 une réponse positive à son dossier DALO, mais que 6 semaines plus tard, n’ayant plus de nouvelles, elle s’était adressée au Tribunal administratif de Versailles qui l’avait renvoyée à celui de Cergy-Pontoise où nous proposons à Mme Z de l’accompagner. Mais l’avocate du Point d’Accès au Droit (PAD) confie le dossier à une consœur qui accompagne Mme Z au Tribunal administratif de Cergy-Pontoise. Ce Tribunal décide le 11 mars 2011 que la famille Z « est prioritaire et doit être relogée d’urgence » et « enjoint au Préfet des Hauts-de-Seine d’assurer l’hébergement de Mme Z avant le 1er avril, sous astreinte de 350 euros par jour de retard à compter de cette date.». Et depuis, plus rien... Aux dernières nouvelles, en février 2012, la famille Z survit toujours dans le même taudis. En décembre 2011 un dossier « Soli-Bail » aurait été établi et la Préfecture aurait mandaté une association départementale pour assurer son relogement.
Faire le récit de ces « parcours du combattant » n’est pas une tâche aisée. On risque de lasser le lecteur, le narrateur est obligé de faire court alors que c’est la longueur même de l’épreuve vécue par une famille et ses circonvolutions qui font scandale. Il lui arrive de se perdre dans une histoire qui n’est pas la sienne, qu’il ne suit que par morceaux (en partie parce que l’accueilli s’est déjà adressé à d’autres associations ou institutions), et où les protagonistes eux-mêmes sont perdus, à tous les sens du mot. Et puis, parfois, sans qu’on sache bien pourquoi, la démarche aboutit, la famille est relogée, alors que tout espoir semblait vain. La vie des gens entre rarement dans les cadres prévus par l’Administration.
Jean Verrier et Ludovic Hurabielle
*Bertolt Brecht, L’Exception et la règle, 1930 (extrait) « Qu’en une époque de confusion sanglante, de désordre institué, d’arbitraire planifié, d’humanité déshumanisée, rien ne soit dit naturel, afin que rien ne passe pour immuable. » |